Filière cacao : Et pour quelques centimes de plus...
Ingénieur agronome spécialisé en agriculture tropicale, Christophe Boscher a passé toute sa carrière dans les pays du Sud, au contact, notamment, des producteurs de cacao. Avec l'ONG Agronomes et vétérinaires sans frontières, il alerte sur les inégalités de répartition de la valeur dans la filière cacao, qui menacent sa pérennité.
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Mieux payer les producteurs de cacao pour éviter que toute la filière ne s’effondre : le partage de la valeur devient une nécessité économique autant qu’un devoir moral, affirme Christophe Boscher. Ingénieur agronome spécialisé en agriculture tropicale, cet expert du cacao est engagé depuis 2004 dans l’ONG Agronomes et vétérinaires sans frontières (AVSF), qui soutient l’agriculture paysanne à travers le monde.
La Toque magazine : Vous lancez un cri d’alerte en évoquant le « désastre de la filière cacao conventionnelle ». Pour quelles raisons ?
Christophe Boscher : Le cacao est un facteur majeur de déforestation dans les pays du Sud. Les modes de culture actuels épuisent les sols. Au bout de quelques années, les producteurs ont besoin d’aller chercher des terres fertiles ailleurs, en forêt. Mais après quelques années de monoculture intensive, leur fertilité diminue àson tour. La Côte d’Ivoire — premier exportateur de cacao — a perdu 90 % de ses forêts depuis son indépendance. Le Ghana en a perdu 65 %… Il est urgent de réagir !
LTM : Quelles sont les solutions que vous prônez ?
C.B. : Il n’y a pas de fatalité ! AVSF travaille avec des coopératives de producteurs de cacao dans huit pays qui ont adopté des pratiques durables. Elles utilisent des biofertilisants, comme les composts, et mettent en place des systèmes agroforestiers associant les cacaoyers à des arbres fruitiers et à des cultures vivrières. Ces systèmes sont plus résistants au stress climatique et aux maladies, et les arbres entrent plus rapidement en production. La fertilité des sols est entretenue, ce qui évite de devoir déplacer les plantations en grignotant la forêt. Ces systèmes améliorés permettent d’obtenir plus de 500 kg/ha de cacao, alors que la moyenne des rendements conventionnels que j’ai observés en Côte d’Ivoire oscillait entre 300 et 500 kg/ha. De plus, en système agroforestier, les planteurs bénéficient d’un complément de revenu grâce aux fruits et aux cultures vivrières installées dans les interrangs. Pourtant, ces systèmes améliorés restent très rares. En Côte d’Ivoire, cela représente une trentaine de coopératives sur quelque 2 000 organisations de producteurs… Grâce à leur “effet vitrine”, leurs pratiques se diffusent quand même petit à petit.
LTM : Qu’est-ce qui freine le développement de ces systèmes ?
C.B. : Les producteurs sont souvent conscients des problèmes et ne demandent qu’à améliorer leurs systèmes de production. Mais pour cela, ils ont besoin d’argent… En effet, les systèmes agroécologiques sont plus rentables sur le moyen/long terme, mais plus coûteux à mettre en place. Il faut payer les plants – avocatiers, manguiers, essences forestières pour le bois d’œuvre — et recourir à davantage de main-d’œuvre la première année pour tout installer. C’est pourquoi AVSF aide les coopératives, via des prêts aux producteurs qu’ils remboursent après l’entrée en production des arbres. Mais ce ne serait pas nécessaire s’ils étaient correctement rémunérés pour leur travail… Par ailleurs, des prix plus élevés permettraient aussi aux producteurs de travailler davantage sur la qualité du cacao, donc d’accéder à des marchés plus rémunérateurs.
LTM : Vous rappelez que, sur les bénéfices réalisés par l’industrie du chocolat, les producteurs de cacao ne perçoivent que des miettes.
C.B. : Sur 100 milliards d’euros de chiffre d’affaires générés par l’industrie du cacao au niveau mondial en 2021, seuls 6 % reviennent aux pays producteurs, dont seulement 2 % aux paysans… En Côte d’Ivoire, où j’ai travaillé pendant six ans, la moitié des cacaoculteurs vivent sous le seuil de pauvreté, et je vous assure que cette pauvreté est vraiment visible… Fin septembre, le Conseil café-cacao de Côte d’Ivoire a annoncé un prix du cacao de 1 000 francs CFA pour la nouvelle campagne contre 900 francs CFA l’an dernier [1,53 euro contre 1,37 euros, NDLR]. Mais d’après l’organisation Fairtade, il faudrait un prix de 2,39 $ — soit 1 470 francs CFA du kilo [2,24 euros, NDLR] — pour couvrir les besoins essentiels de la filière. Les cacaoculteurs ne percevront donc que 60 % du prix minimum qui leur serait nécessaire…
LTM : Est-ce au consommateur de payer plus cher ?
C.B. : Une étude du Bureau d’analyse sociétale d’intérêt collectif a révélé que les marques et les distributeurs captent 90 % des marges de la filière*. Si on doublait le prix payé aux producteurs, cela augmenterait de 0,20 euro le prix d’une tablette de chocolat pour le consommateur final… Mais tout le coût n’a pas forcément à être supporté par le consommateur, surtout en période d’inflation : les autres acteurs peuvent faire un effort sur leurs marges !
LTM : Quels labels garantissent la durabilité économique et environnementale des pratiques ?
C.B. : Le label commerce équitable, par exemple, garantit un meilleur retour de valeur aux producteurs, avec des contrats pluriannuels et des prix minimaux basés sur les coûts de production. Les producteurs peuvent aussi bénéficier du préfinancement de leur récolte : cela évite qu’ils soient forcés de vendre au premier venu, parfois à un prix indécent, pour combler leurs besoins de trésorerie. Le label bio correspond aussi à des pratiques plus durables. De toute façon, les aspects environnementaux et économiques sont très fortement liés !
LTM : Constatez-vous une prise de conscience de ces problématiques ?
C.B. : Dans les pays du Sud, il y a une réelle prise de conscience. Il reste cependant à former les services techniques de ces pays pour permettre la diffusion des pratiques agroécologiques. Mais la pierre angulaire de la filière cacao, c’est le prix payé aux producteurs. Et je ne vois pas vraiment d’amélioration très concrète en ce sens… Si toute l’industrie du chocolat ne prend pas conscience de la gravité du problème, elle se sabote elle-même, car elle finira par ne plus pouvoir assurer son sourcing. Mais je suis convaincu qu’il n’est pas trop tard pour inverser la tendance. Et des politiques intéressantes sont adoptées, au Sud comme au Nord. Par exemple, avec l’entrée en vigueur en 2024 du règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts, tout cacao importé en Europe devra être tracé : il ne pourra plus être issu de zones déforestées.
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